— Paul Otchakovsky-Laurens

Départs de feu

Olivier Cadiot

« Seules les vies quotidiennes sont intéressantes. J’aurais dû écrire un journal. Trois lignes par jour, c’est pas la mer à boire. Mais très jeune, j’avais pensé qu’il était déjà trop tard pour commencer. J’avais d’emblée abandonné – comme certaines personnes qui pensent que tout est déjà trop tard. »

Sous la forme d’un journal qui croise et traverse les époques, le livre d’Olivier Cadiot fait se télescoper saisons, révélations et sensations. On passe de la météo en 1775 à une représentation d’opéra en 1981, tout en évoquant l’entretien...

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Rejoindre le temps

Olivier Cadiot produit des objets littéraires curieux. Départs de feu en est un magnifique. En 38 entrées datées et un épilogue, il produit, sous forme fragmentaire et l’air de rien, le grand récit de l’inoubliable. Qu’est-ce que l’inoubliable ? Ce n’est pas seulement ce dont on se souvient, qui résiste à l’oubli, mais ce qu’il reste d’inoubliable en nous pour les autres, ce qui survit au passage du temps, les « mondes successifs découverts sur la rivière», la façon dont les arbres bougent, tout ce qui, dans la vie matérielle, est frappé d’une sorte d’éternité.

Départs de feu a la forme du journal, mais n’en retient ni la succession ni la donnée individuelle. C’est un texte passe-muraille où le narrateur se promène allègrement dans les époques, change d’enveloppe charnelle et de forme, est en perpétuel devenir, s’approchant si près des choses qu’il peut rentrer dans une feuille, être avalé par des ondes, renversé par le paysage. « Bienvenue dans le sans bord », dit le spectre. Printemps 2023, été 1765, septembre 1915, printemps 1988, hiver 1778, hiver 1901, 2 septembre 2024, dix ans auparavant, six mois plus tard et puis une fois « sans date », une autre fois « le plus tard possible » : il y a plusieurs temps, mais une seule vie, et, de cette dispersion dans l’un, le texte donne plusieurs images : le vase en miettes recollé avec de l’or, laissant visible la brisure, des bureaux suspendus au-dessus de jardins qui changent vite, des tunnels permettant d’aller en même temps dans deux directions (devenir, comme Alice, « en même temps et d’un coup plus grand qu’on était et (...) plus petit qu’on ne devient »). A propos de la technique japonaise de réparation des porcelaines avec une laque saupoudrée d’or (le kintsugi), le narrateur explique clairement : « Je vais faire pareil en recollant des scènes du présent avec des scènes du passé. »

« Olivier Cadiot adopte un rythme vif, une phrase courte, une prose souvent coupée dans laquelle on évolue comme par magie. »

Le journal tourne autour d’une date incertaine qui forme une sorte de tourbillon dans le temps : le 11 ou le 21 juin 1989, jour où la sœur est morte. Le motif de la chute aspire alors une partie de la matière du livre : les circonstances du décès deviennent des conditions du rêve, structurent l’imaginaire ; même si d’elle, la sœur, à proprement parler, il ne reste rien. Comment se souvenir ? Comment communiquer avec elle ? En vertu du principe de la simultanéité des contraires, la chute communique avec l’élévation : on peut entrer en relation par les arbres. Le père du narrateur le faisait avec ses parents. Sur son archive généalogique, il avait écrit ce petit poème involontaire : «Je me promène et ils me parlent/et quand je parle à voix haute/c’est à eux que je parle. » Le doute persiste : « La disparue est-elle une plante? » Les arbres communiquent sans se toucher, comme les vivants avec les morts. D’une époque à l’autre du temps, le narrateur est préoccupé de vergers, de potagers, de jardins et de forêts, des arbres qui accompagnent les générations, tirant celles et ceux qui les regardent dans plusieurs directions du temps. Pourtant, on ne sait pas tout d’eux. Eprouvent-ils de la douleur ? La question n’étant pas tranchée, le narrateur promet de reprendre ce journal en 2050, lorsque la science aura avancé sur ce point.

Olivier Cadiot a brossé depuis longtemps le portrait de l’artiste en Robinson, dans la trilogie qui l’a fait connaître et que Départs de feu revisite en accéléré : Futur, ancien, fugitif, Le Colonel des zouaves, Retour définitif et durable de l’être aimé (P.O.L, 1993,1997 et 2002). « II m’est arrivé à des moments de croire que je vivais sur une île déserte - pur produit de mon imagination » ; mais il découvre ici que c’était l’île de son histoire, invitant à relire toute son œuvre par cette révélation. Ironique et prompt au retournement, il sait aussi que nulle île n’est une île. L’île est la sœur comme la sœur est une île. L’île est tout aussi bien la page blanche que l’on remplit d’écriture, par désœuvrement : façon de rejouer la littérature en la déjouant sans cesse, en se présentant « tout nu », comme Montaigne, en inventant au futur, en 1775, des noms pour les chemins qui partent des deux côtés de la rivière, en convoquant, en les nommant ou en ne les nommant pas, Baudelaire, Borges, Büchner et d’autres, mais aussi Purcell, dont le O solitude (1687) sert de « départ de feu », quelques-uns de ses vers se donnant comme une sorte de programme du livre : « What content is mine/ To see these trees, which have appear’d/ From the nativity oftime » (« quelle joie est la mienne/de voir ces arbres/qui adviennent/à la nativité du temps »).

Olivier Cadiot cherche une forme qui corresponde à ce déplacement rapide dans le temps et qui reste une forme simple. II la trouve en adoptant un rythme vif, une phrase courte, une prose souvent coupée dans laquelle on évolue comme par magie. II y a des pauses pour penser et des moments pour rire – un style antisportif, pourrait-on dire si, comme il l’écrit, « un vrai sportif c’est quelqu’un qui, attendant au feu rouge, avant d’arriver au parc, court sur place, ouf ouf ». L’auteur se sert de lui-même pour allumer le feu, mais il le laisse en suite aller où le vent le mène. A la fin, tout explose, il faut bien finir. Autre façon de rejoindre le temps sans lui assigner un point fixe, moment où le deuil devient l’inoubliable.

Tiphaine Samoyault, Le Monde des Livres, janvier 2025


Olivier Cadiot, cherchez la flamme : un journal intime fantasque et universel

En 2021, dans Médecine générale, le narrateur d’Olivier Cadiot recevait cette injonction en rêve : « S’approcher à pas de loup de son propre conte. » Avec Départs de feu, l’écrivain est plus explicite encore : « Je m’approche au ralenti de mon autobiographie », déclare-t-il dans la vidéo de présentation du livre, sur le site des éditions P.O.L.

Si Médecine générale évoquait dès la première ligne un frère décédé, ce nouveau récit suit « la piste petite fille ». Cette enfant est la sœur de l’auteur, suicidée en juin 1989. Etait-ce le 11 ou le 21 ? Jour de son anniversaire, jour de l’été ? Le narrateur ne sait plus. « De cette sœur disparue je ne m’occupe absolument pas. Faut que ça change. » II voudrait la faire « revenir », songe-t-il, il faudrait qu’il puisse « converser tout seul avec les deux ou trois choses » qu’il sait d’elle. Mais il y a un problème : « Avec elle je n’y arrive pas. J’y arrive avec d’autres. »

Le lecteur reste donc sur « la piste » de cette sœur, il construit en même que temps que l’auteur « un intérêt », comme le dit celui-ci, pour le personnage. Ce n’est pas un travail de deuil. On a même le sentiment que ce drame ancien cache un autre secret, que l’image d’une tête de mort se dissimule dans les parterres du parc que le narrateur de Cadiot aménage de livre en livre : » Mélomane, monogame, mélanome. Le trajet magnifique », ironise-t-il ici. Un des chapitres nous emmène à la fin de sa vie, dans une chambre qui sera désormais la sienne « pour toujours » : « On pensera [je penserai que je suis en plein milieu d’un site archéologique./C’est reposant. »

Manège centrifuge

Ce chapitre s’intitule « Le plus tard possible » car Départs de feu est construit comme un journal intime aux dates tantôt vraisemblables (les années 80 jusqu’au suicide de la sœur, puis 2023 et 2024), tantôt fantaisistes (« 12 septembre 1775 », » Hiver 1901 »...) et, vers la fin, toutes relatives : « Tous les jours », « Six mois plus tard », etc. Ce journal imaginaire et antidaté est ainsi une sorte de calendrier universel, d’auto biographie de tout le monde : « Une série de révélations est possible en comprenant ce qui persiste et traverse les âges », suppose le narrateur.

Comme son titre l’indique, Départs de feu est aussi un livre en petits éclats, étincelles de possibles qu’on peut rapiécer comme un vase cassé - mais alors en exhibant ses « cicatrices dorées »: « Je vais faire pareil en recollant des scènes du présent avec des scènes du passé. » Olivier Cadiot n’a jamais donné dans le lyrisme et on ne s’attendra pas ici à l’expression d’une douleur criarde. Plutôt à un travail spectral, une randonnée sensorielle dans la mémoire de l’écrivain, avec de nombreux retours à la ligne qui font de ce texte une sorte de prose slamée : « Abandon ?/Désir d’avoir quand même quelque chose./Non./Ça étrangle plus que jamais. /Le rythme. » On retrouve les leitmotivs et les personnages récurrents de la plupart des textes de Cadiot depuis Un mage en été (2010) : Lord Sandwich, la nouvelle Lenz de Büchner (1813-1837) des chamans et des mages, une abbaye construite « en remerciement », le parc de la propriété familiale, avec sa rivière toujours propice à la dissolution : « La nuit./Je nage./Ma tête sèche fend le miroir d’eau. Reste du corps englouti. /A la surface : poudre de larves. Poussière de nymphes, fleurs des haies justes écloses. » Et si l’on n’a jamais lu Cadiot, qu’on se rassure : ces clins d’œil peuvent passer inaperçus, tant l’auteur compose ses textes comme les volumes, « assez bien faits sur pratiquement tous les sujets possibles », dont raffolent ses personnages.

Le recollage de morceaux futurs, anciens et fugitifs auquel se livre le narrateur va très vite. Pour reprendre un diagnostic à la mode, lire Cadiot, c’est un peu comme plonger dans un intellect « à haut potentiel ». Tout y coulisse et s’accélère, mille idées sont menées en même temps et le sens, quelque part au bout du tunnel, semble à la fois totalement présent et hors de portée. « II faut que je veille à ce que cette tactique agile qui consiste à se déplacer facilement à l’intérieur du cerveau ne me propulse pas vers les cimes » s’amuse notre héros. C’est pourtant aussi excitant et hilarant qu’un manège centrifuge.

Car même si le narrateur n’est pas au mieux de sa forme (« avant, j’étais constructeur, je l’ai dit. Maintenant je suis totalement inactif - comme si je couvais quelque chose »), l’autodérision permet heureusement de mettre la déprime à distance : « Cette petite personne étendue ici ce n’est pas l’idéal du moi » constate-t-il en s’auscultant. II croise dans ses souvenirs des personnages qui ont eux aussi leurs moments de moins bien, tel ce poète à la recherche d’un disciple et qui avoue, penaud : « Je ne sais pas ce que j’ai à être triste comme ça. Ce n’est pas la peine de tortiller du cul, je suis vraiment triste. » Mais peut-être que le parc désaffecté qui hante Départs de feu, en plus de recéler des secrets, est aussi un lieu où aller mieux, un lieu où trouver la « vraie disparue » ?

« Un bras nouveau »

Notre héros se souvient en effet que son père communiquait avec ses propres parents à travers les arbres du jardin hérité : « Les arbres de mon père prennent tout le danger sur leurs épaules. » II se rend également compte, en l765 ou en l936, qu’en faisant « créer de toutes pièces un bras nouveau dans la rivière qui viendra rejoindre le cours d’eau principal » du parc, il construit en fait une île, celle qui hante l’œuvre d’Olivier Cadiot depuis 1993 et l’introduction de son personnage de narrateur-Robinson, bricoleur exilé, « roi sans divertissement ». Cette île est-elle aussi l’enfant, la sœur, « chère habitante de l’eau », l’Ophélie noyée de Hamlet ?

On ne le saura pas car celle-ci, comme annoncé dès le début, est une « piste ». Reste une philosophie optimiste, délivrée dans l’épilogue de l’ouvrage sous le sceau de « l’éternité »: « Au moment de mourir, on peut se dire que tout ce qu’on a fait contient aussi ce qu’on n’a pas fait. / C’est formidable, non ? »

Éric Loret, Libération, février 2025


« Départs de feu » : vive la fantaisie

Le nouveau livre facétieux d’Olivier Cadiot, « Départs de feu », se présente comme un journal. Avec des chapitres brefs, trente-huit entrées et un épilogue, des tours et détours dans le temps et les siècles. Le narrateur pourrait, malgré tout, bien être le même. Soit un homme « un peu architecte dans l’âme » avec une maison, un jardin tombant en ruine tant il n’a pas le courage d’y faire un potager, des arbres immémoriaux. Voilà quelqu’un reconnaissant faire du surplace dans la vie, être « météo dépendant », tenté d’entreprendre de « démêler le vrai du faux sur cette fameuse histoire de solitude ». L’homme en question se décrit comme « fragile », dit préférer « les mots que l’on prononce à voix haute plutôt que ceux enfermés dans une page » et peut tomber du premier étage au rez-de-chaussée. On entendra, ici, évoqué un oncle poète tombé, près de Verdun, d’une balle au front, un souvenir de Venise et de son opéra. Voici glissé entre les pages, le départ tragique de sa sœur, un 11 ou un 21 juin... Au fil de la plume et des jours, Olivier Cadiot tisse sa toile, imaginant des saynètes et des dialogues. En étonnant et en captivant toujours avec sa fantaisie, sa manière de jouer avec les mots. De vous prendre par la main pour vous amener vers l’inattendu.

Alexandre Fillon, Le Télégramme , mars 2025

« Les mots vont vite », un article de Pierre Senges à propos de Départs de feu, à retrouver sur la page de En attendant Nadeau.


« Haut bas fragile », un article de Cécile Dutheil de la Rochère à propos de Départs de feu, à retrouver sur la page de AOC.


« Départs de feu, un livre merveilleux sur le deuil signé Olivier Cadiot », un article de Sylvie Tanette, à retrouver sur la page des Inrockuptibles.


« Olivier Cadiot : "Ce n’est pas un faux journal que je fais. C’est un vrai. Le vrai journal d’autres êtres que moi" », un article de Delphine Edy à propos de Départs de feu, à retrouver sur la page de Collateral.

Agenda

28 avril au 13 mai
Olivier Cadiot au Théâtre de la Ville/Les Abbesses (Paris 18e)

Théâtre de la Ville - Les Abbesses

31, Rue des Abbesses

75018 Paris

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Lundi 24 novembre à 18h30
Olivier Cadiot à l'Estive (Foix)

L'Estive - Scène Nationale de Foix et de l'Ariège
20, avenue du Général de Gaulle 

09007 Foix

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Et aussi

Olivier Cadiot GRAND PRIX SGDL DE LA FICTION 2021

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Vidéolecture


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