C’est le plus beau paquebot de la PSC, la Poseidon Sea Cruises (où l’on peut aussi déchiffrer les initiales du Parti Socialo-Capitaliste). Plus long que la Tour Eiffel, plus haut que l’Arc de Triomphe, ce Léviathan fut commandé par Hannibal Kadhafi, le fils du tyran libyen, avec à fond de cale un aquarium à requins.
Montant à son bord pour une croisière en Méditerranée, le narrateur rejoint 3500 passagers et 1500 hommes d’équipage. Sitôt la passerelle franchie, il devient Lola, splendide grue cendrée, curieuse et indépendante, chaussée de Converse et portant un sac Tati à rayures rouges et blanches. Sur le Luxuosa, personne ne...
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C’est le plus beau paquebot de la PSC, la Poseidon Sea Cruises (où l’on peut aussi déchiffrer les initiales du Parti Socialo-Capitaliste). Plus long que la Tour Eiffel, plus haut que l’Arc de Triomphe, ce Léviathan fut commandé par Hannibal Kadhafi, le fils du tyran libyen, avec à fond de cale un aquarium à requins.
Montant à son bord pour une croisière en Méditerranée, le narrateur rejoint 3500 passagers et 1500 hommes d’équipage. Sitôt la passerelle franchie, il devient Lola, splendide grue cendrée, curieuse et indépendante, chaussée de Converse et portant un sac Tati à rayures rouges et blanches. Sur le Luxuosa, personne ne s’étonne de sa présence.
Lola découvre une ville, une barre d’immeuble, un centre commercial doublé d’un parc à thèmes et d’une base de loisirs. Tout y obéit à deux systèmes, le Playmobil® pour infantiliser le client – ainsi, il n’y a pas de vraie piscine où nager, seulement des pataugeoires et des jacuzzis où barboter –, et le business pour lui faire dépenser le plus d’argent possible. Lola remarque aussi qu’en une métaphore grandiose de l’ordre du monde, l’organisation verticale des ponts se calque sur la richesse de ceux qui les occupent : les passagers les plus fortunés tout en haut, les employés dans des dortoirs sans hublot aménagés au niveau de la ligne de flottaison ou plus bas. Et puis, tous les clients sont blancs, les employés tous basanés, originaires d’une multitude de pays du tiers ou du quart-monde et baragouinant une sorte de novlangue à peine compréhensible…
Dès qu’elle rejoint sa cabine pour dormir, Lola cauchemarde. En compagnie d’autres oiseaux prisonniers, elle roule en camion vers un camp. Puis un tapis roulant l’emmène vers un centre de tri où des soldats lui baguent la patte avant de la faire monter dans un autre camion.
Comme dans W de Georges Perec, deux récits alternent alors, chacun trouvant son sens dans le miroir de l’autre :
À bord du Luxuosa, Lola rencontre un Parisien fanatique des croisières, en proie à une crise existentielle où sa veulerie éclate au grand jour. Puis, au restaurant, Lola se lie d’amitié avec une famille de Wallons qui, elle aussi, cauchemarde. Lola fait la connaissance de Charles, un employé malgache, qui la met en garde contre le Parti Socialo-Capitaliste et lui apprend l’existence d’une langue secrète, l’Ixotl, parlée par les seuls membres du parti.
L’autre récit, lacunaire, elliptique, est celui des cauchemars de Lola : de banales activités de loisirs – la gymnastique en piscine, le jogging sur le pont, ou une soirée au casino – dégénèrent insensiblement en séances de tortures collectives : face à un officier sarcastique, les clients-passagers-prisonniers cernés de soldats doivent effectuer des flexions-extensions ou courir pendant des heures sous la menace des fusils. Au casino du bord, on impose aux prisonniers de jouer à la roulette russe.
Certains détails font converger les deux récits. Ainsi, dans le rêve de Lola on jette les cadavres dans un bassin à requins. Et Charles, l’employé malgache, lui raconte bientôt sa découverte de l’aquarium aux requins dans une zone interdite du Luxuosa.
Quand Charles, puis Lola, apprennent qu’ils ne peuvent plus descendre à terre aux escales, la grue cendrée décide de s’évader de cette prison où elle est sans doute condamnée à mort. Une nuit, entre la Sicile et la Tunisie, Charles, Lola et la famille wallonne quittent le Luxuosa dans un canot de sauvetage, mettent le cap vers la terre la plus proche. À l’aube, ils croisent des migrants rescapés de leurs passeurs et d’une récente tempête. Ils les font monter à bord et entament avec eux une navigation d’un genre entièrement nouveau.
Sur le mode du conte ou de la fable, Brice Matthieussent a voulu créer une allégorie contemporaine. À travers le regard, les émotions et les pensées de Lola, on découvre peu à peu que, pour paraphraser une formule célèbre, « un spectre hante le monde : les loisirs », et que Luxuosa, ce pourrait être le nom d’une maladie – « J’ai attrapé une Luxuosa carabinée » – ou d’un médicament – « As-tu pris ton Luxuosa ? »
C’est une utopie inversée « cul par-dessus tête » qui se dessine ici : dans le meilleur des mondes possibles, nous serons bientôt tous sous Luxuosa.
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Une fable, sans vers ni rimes, où la grue cendrée - héroïne de l’histoire - porte Persol (des lunettes de soleil - de marque je suppose ? - pour ceux qui comme moi ne le savaient pas) sac Tati en bandoulière, chapeau de paille et Converse. Elle fume des Pelican et prend la place du narrateur auteur Brice Matthieussent, dès les premières pages du livre, en le / se désignant comme « la grue frileuse un peu méditative que je suis ». Image qu’il faudra prendre au pied de la lettre tout au long du récit, car c’est bien avec ses ailes que la grue finira par quitter cette fable qu’elle aura si habilement habitée de son corps de volatile vêtue comme une jeune branchée.
À cette double nature - tenue avec brio d’un bout à l’autre, il faut ajouter un double récit - alterné à la façon de Perec dans W ou un souvenir d’enfance - celui d’une croisière de tourisme sur un paquebot de luxe, et celui d’un camp où les prisonniers subissent une série d’épreuves qui les conduisent tous à plus ou moins brève échéance à la mort. Ces tortures ne sont que les exercices de loisir poussée à l’extrême dans un univers magistralement paranoïaque où reviennent obstinément des signifiants maîtres comme le triangle / pyramide, le sacrifice sanglant (les aztèques) le brouillage des langues, etc.
Très proche de l’actualité cette fable rencontre même une barque de migrants survivants avec lesquels les évadés du bagne de loisirs vont faire disparaître le paquebot maléfique grâce au pouvoir tout puissant de l’auteur, à un téléphone portable et peut-être à la réalité des réfugiés opposés à l’irréalité de la finance ?
À noter aussi la goût - perequien encore ? - de l’auteur pour les listes, énumérations, accumulations mais aussi mode d’emploi et fiches techniques.
L’ensemble constitue un épais roman qui dénonce avec humour et force une « société de loisirs », forcés comme pouvaient l’être les travaux autrefois. L’assourdissante bêtise dont les médias s’acharnent à nous remplir le cerveau, ou à nous le vider.
Le mot joie clôt cette épopée tragi-comique. La philosophie nous l’avait appris : la joie ne se confond pas avec le plaisir !
Marie-Florence Ehret, Cachier Critique de Poésie, août 2015