Humphrey Winock est un américain de 54 ans, chercheur en dermatologie, qui intervient à l’université de Princeton dans le cadre d’un plan pédagogique antisecte financé par l’Unesco. Winock est en effet le co-fondateur d’une association internationale d’aide aux victimes du gourou Thomas Prudhomme.
Thomas Prudhomme est un gourou français de 29 ans, qui prône la théorie de la Vérité Cellulaire, théorie dont les principes apparaîtront au gré du récit. Après s’être fait amputer des jambes, des bras, s’être fait couper la langue, et crever les yeux et la cavité nasale dans une clinique privée de New Delhi, Thomas...
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Humphrey Winock est un américain de 54 ans, chercheur en dermatologie, qui intervient à l’université de Princeton dans le cadre d’un plan pédagogique antisecte financé par l’Unesco. Winock est en effet le co-fondateur d’une association internationale d’aide aux victimes du gourou Thomas Prudhomme.
Thomas Prudhomme est un gourou français de 29 ans, qui prône la théorie de la Vérité Cellulaire, théorie dont les principes apparaîtront au gré du récit. Après s’être fait amputer des jambes, des bras, s’être fait couper la langue, et crever les yeux et la cavité nasale dans une clinique privée de New Delhi, Thomas Prudhomme s’exhibe, telle une œuvre d’art, dans son hôtel particulier de la rue Frochot, située dans le IXe arrondissement de Paris. Cette exhibition traumatique à haute teneur mystique a déjà déclenché chez plus de 500 visiteurs, parmi les plus fragiles, des actes d’automutilation, dont Prudhomme ne peut être rendu coupable aux yeux de la loi, compte tenu de son statut d’oeuvre d’art, statut âprement défendu par la batterie d’avocats au service de sa démarche délirante.
À travers un exposé oral intitulé « autopsie de la pensée dégénérative de Thomas Prudhomme », qui relate la biographie du gourou depuis son enfance jusqu’à son basculement dans la folie mutilatrice, Humphrey Winock espère démontrer que Prudhomme n’est qu’un pauvre type comme le ventre de l’humanité en enfante tant, et non un nouveau Christ comme ses adeptes le prétendent.
Humphrey Winock a déjà été confronté à ce genre de pensée dégénérative par l’intermédiaire de son fils William Winock qui, trois ans plus tôt, a assassiné un blogueur qui avait sali la réputation de Michel Houellebecq, un écrivain qu’il adulait, avant de se donner la mort dans la cellule de sa prison parisienne. Les circonstances de ces deux drames seront bien entendu exposées en détail. Nous suivons en effet Humphrey à la fois à l’université, lors de ses interventions devant ses étudiants, et chez lui, dans sa vie de tous les jours, ainsi que durant ses intenses réflexions sur le mauvais père et le mari décevant qu’il a conscience d’avoir été.
Lors de ses interventions à l’université, Humphrey se lie d’amitié avec deux étudiants, Henry et Shannon Johnson, qui, initiés dans leur enfance à l’ébénisterie par leur grand-père paternel, ont conscience de s’enliser dans des études supérieures qui ne leur conviennent absolument pas. Auprès d’eux, Humphrey va s’amender du mauvais père qu’il fut envers William, et construire une relation de confiance et d’estime qui va également lui permettre de jeter un regard plus empathique sur la jeunesse qu’a vécue Thomas Prudhomme. En effet, d’abord présenté par Humphrey comme un être maléfique et dangereux, nous verrons tout au long du roman que les choses ne sont pas aussi simples qu’il y paraît, et qu’Humphrey lui-même, pourtant censé le diaboliser, finira par considérer ce gourou comme une victime supplémentaire d’une société dématérialisée qui excite ce qu’il appelle la « Jubilation Autobiographique Spéculative », autrement dit la création d’un romanesque débridé et narcissique à l’intérieur de nos vies.
Quoi qu’il en soit, Prudhomme continue de faire des victimes, mais surtout, il entreprend une tournée des plus grands musées d’art contemporain internationaux qui le conduira de Londres à Brasilia en passant par New York, et dont le point d’orgue sera une exposition de son martyr à la Chapelle Sixtine du Vatican. Pour l’association de défense de ses victimes c’en est trop, il faut réagir. Le kidnapping de Prudhomme est organisé par Humphrey, les jumeaux Johnson et 274 autres complices venus du monde entier, en plein coeur du MoMA de New York par un bel après-midi de mai 2016. L’opération est un succès. Les vigiles sont neutralisés et Prudhomme, l’homme-tronc, est enlevé en catimini. Humphrey embarque aussitôt avec lui clandestinement sur un navire en partance pour Saint-Petersburg en Russie. C’est en effet dans les vastes forêts de Komi, situées au coeur de l’Oural, qu’il confiera le gourou emblématique à une secte d’illuminés qui prônent la « Régénération Préhistorique ».
Tandis que tous les protagonistes du kidnapping attendent leur procès dans leur pays respectif, à la toute fin du roman, Thomas Prudhomme prend la parole pour la première fois, depuis le fin fond du cosmos, où son esprit décorporisé, affranchi de ses cinq sens, a désormais élu domicile.
Le mystère constitutif de toute vie est un des principaux thèmes de ce roman. Non pas le mystère de la création ontologique, mais le mystère autobiographique dont chaque existence est porteuse. Ici, l’existence des personnages finit par devenir une nébuleuse d’intentions inavouées et d’influences ancestrales qui composent pour chacun d’eux une identité approximative et fluctuante dont ils ne peuvent même pas se vanter d’être l’unique propriétaire.
Outre son aspect pédagogique et initiatique, ce roman a pour toile de fond les tensions intérieures que génère en nous un rapport trop intellectualisé au réel. William Winock, Thomas Prudhomme, et l’institution de Princeton dans son entier symbolisent cette course effrénée vers la dématérialisation croissante de notre mode de vie, et par voie de conséquence, de notre environnement mental. En analysant les raisons du suicide de William Winock, et de la mutation de Thomas Prudhomme en une icône martyrisée, le roman tente de démontrer que cette dématérialisation passe par celle du langage qui, en devenant de plus en plus spéculatif et théorique, vide l’individu de son identité originelle qui, pour rester cohérente, doit être enracinée dans des expériences sensorielles concrètes avec la matière, avec le vivant.
Par-delà cet aspect critique précité, ce roman est une ode au lâché-prise autobiographique qui, lorsqu’il est dosé (comme c’est le cas chez les jumeaux Johnson et chez Humphrey Winock), est un des ferments du bonheur terrestre et de la liberté individuelle, celle qu’aucune loi, qu’aucun État ne pourra jamais confisquer. Sera récompensé celui qui justement parviendra à se protéger de la dématérialisation du monde en créant du romanesque à l’intérieur de son existence, même artificiellement, du moment qu’il n’en fait pas un usage mortifère.
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De l’art de survivre
Un homme tronc autoproclamé œuvre d’art, un assassin fan de Houellebecq, une secte qui renoue avec la préhistoire… Christophe Carpentier flingue les illusions contemporaines dans un roman à la fois noir et rocambolesque.
Pauvre Michel Houellebecq. Dans La carte et le territoire, il mettait en scène son propre meurtre. Personnage romanesque à part entière, l’écrivain a déjà fait de nombreuses apparitions fictionnelles, dans ses livres mais aussi dans ceux des autres (Arkansas de Pierre Mérot, Vers chez les Blancs de Philippe Djian). Il figure à nouveau en guest-star dans La Permanence des rêves de Christophe Carpentier. Cette fois, il se trouve indirectement mêlé à un assassinat. Son plus grand fan, William Winock, un étudiant américain, poignarde le blogueur qui a révélé les emprunts faits à Wikipédia dans La Carte et le Territoire. Au-delà de ce caméo lunaire, Michel Houellebecq et son oeuvre constituent une évidente source d’inspiration pour Christophe Carpentier tant on retrouve dans son cinquième roman les thèmes qui irriguaient La Carte et le Territoire : l’art contemporain - milieu que l’auteur, également plasticien, connaît bien - les rapports père-fils, mais aussi la question de l’authenticité
Mais loin d’être dans la simple redite, Carpentier injecte ses propres obsessions, la violence froide qui habitait ses précédents livres, Le Culte de la collisions et Chaosmos, une approche nihiliste de l’existence et une étrange fascination pour le survivalisme. De ce télescopage émerge un roman protéiforme, tout en outrance et excès, à la fois horrifique et grotesque, qui donne à voir notre monde sous ses traits les plus monstrueux. En l’occurrence ceux de Thomas Prudhomme, un artiste qui exhibe son corps volontairement dans un hôtel particulier parisien et sur internet, « un homme amputé de ses deux bras, de ses deux jambes, un homme dont les yeux ont été crevés, un homme immobile duquel ne provient aucun son, si ce n’est une respiration calme et régulière, ainsi qu’un sourire figé ». Un personnage à mi-chemin entre le héros blessé de Johnny s’en va-t-en guerre de Donald Trumbo et la créature de Frankenstein, sanglé à la verticale sur une planche de kinésithérapeute comme le Christ sur la croix. Son martyre fait des émules et des centaines d’âmes égarées s’infligent à leur tour d’épouvantables sévices corporels.
Pour mettre fin à cette spirale, Humphrey Winock, le père du tueur fan de Houellebecq, a créé une association d’aide aux victimes de Prudhomme et donne des conférences à Princeton dans lesquelles il retrace le parcours de l’homme-tronc, qu’il assimile à un dangereux gourou. Avant d’employer des méthodes plus radicales qui l’entraîneront dans la taïga russe, au sein d’une étrange secte qui renoue avec les modes de vie préhistoriques. Tour à tour conceptuel (parfois avec de fâcheuses erreurs factuelles, comme la date de la catastrophe de Tchernobyl) et rocambolesque, La Permanence des Rêves démembre nos illusions, celles par lesquelles nous pensons pouvoir échapper à un réel toujours plus anxiogène, qu’il s’agisse du retour à la nature et à une vie jugée plus authentique prôné par Thoreau. Brautignan et même La petite maison dans la prairie (série très présente dans le livre), ou d’un refuge trompeur dans l’art et l’artifice. Avec Carpentier, point de salut.
Elisabeth Philippe, Les Inrockuptibles, 7 janvier 2015